Un quart de siècle plus tard.
Je soupçonne les oiseaux de chanter plus fort à Miltenberg que nulle part ailleurs. Véritable vacarme, c'est comme si on avait assis sur chaque branche des arbres un minuscule soprano prêt à vous déballer en boucle son récital du dimanche. La région est creusée de vallons, les collines verdoyantes se teintent par moment de fleurs dont la couleur s'essoufle alors que le printemps avance... au loin le soleil est sur le point de s'épancher sur l'horizon, teintant de rouge les quelques rares nuages brièvement ensanglantés, mourant anonymement alors que l'obscurité prend la place qui lui revient.
Franconie, tu me manqueras.
Mon 25e anniversaire, je l'aurai passé à te savourer tranquillement d'ici, les yeux perdu dans ton ciel parfaitement bleu, dans les souvenirs de Glühwein, de cuillère miltenbergeoises et de cuisine collective... Papa et Maman en arrière-plan se bousculent dans la cuisine pour préparer le thé et servir le Rotweinkuchen à mes rares invités, dont mon élève turc qui est arrivé les bras chargé du premier gâteau qu'il ait fait seul de sa vie. Immenses portes vitrées, toits en pente où les têtes se frappent irrémédiablement, soirées solitaires, enveloppée comme je l'étais dans une épaisse couverture sur le balcon, innombrables currys ou recettes manquées, désagréable facture d'électricité, je n'arrive pas à croire que je quitte après tout ce temps pour n'y plus jamais revenir.
Quitter le Poigerstraße 16 c'est un peu accepter l'évidence qu'il existe une vie après l'Allemagne. Je l'avais planifiée déjà alors qu'elle semblait loin, maintenant que je suis à la veille de l'entamer je n'y crois pas une seconde, je ferme les yeux une autre fois... je pense aux volcans de l'Islande et à Nabuchodonosor, aux Alpes suisses, aux canaux de Venise, aux sopranos dans les arbres et à la Bratwurst, à la vie qui me réserve bien plus encore que ce qu'elle m'a généreusement donné jusqu'à présent, je n'arrive pas à y croire, ma vie à moi commence, vraiment? J'ai eu 25 vies différentes dans les 25 dernières années, comment est-ce possible qu'elle me réserve davantage de surprises alors que j'en ai eu mon lot déjà.. non? C'est ça qui est merveilleux finalement: la vie, on en fait vraiment ce qu'on veut et elle a un potentiel illimité.